Homayoun Shahri
Traduit par Guy Tonella et Maryse Doess
Analyse Bioénergétique • The Clinical Journal of the IIBA, 2017 (27), 49-71
https://doi.org/10.30820/0743-4804-2017-27-FR-49 CC BY-NC-ND 4.0 www.bioenergetic-analysis.comCet article présente une description détaillée de comment se forment les souvenirs selon les neurosciences. Il explicite différents types de souvenirs, d’une part les souvenirs refoulés et d’autre part les souvenirs dissociés. La formation des souvenirs dissociés, de même que les mécanismes de refoulement des souvenirs, y sont discutés à partir d’études récentes portant sur l’Imagerie par Résonance Magnétique fonctionnelle (IRMf) et à partir de recherches en neurosciences. Il montre que les souvenirs traumatiques combinent très souvent à la fois des aspects dissociés et des aspects refoulés. En se basant sur de récentes recherches en neurosciences, il conclut que l’accordage du thérapeute et de la situation thérapeutique constitue un facteur extrêmement important dans le traitement du trauma, et ce, indépendamment de la nature du trauma. Enfin, deux cas cliniques sont présentés, mettant en évidence les arguments présentés dans cet article.
Mots-clés : Amygdale, Hippocampe, Cortex préfrontal, Mémoires traumatiques, Neurosciences, Relation thérapeutique, Accordage
L’impact du trauma est immense, que ce soit au niveau des dimensions sociales ou que ce soit au niveau des dimensions de civilisation. L’existence du trauma et sa réalité propre ne sont pourtant pas pris en compte autant qu’ils devraient l’être. Les effets du trauma sont rarement reconnus et sont souvent négligés. Le trauma peut altérer l’individu au plus profond de son être et affecter tous les aspects de sa vie. Il modifie la manière dont un individu interagit avec son environnement, tant au niveau des flux d’information qu’il en reçoit que des réponses qu’il retourne dont la flexibilité est altérée. Le trauma peut changer le corps de l’individu, le rigidifiant parfois, le faisant s’effondrer d’autres fois, produisant une perte de motilité et limitant la vitalité de l’individu. Il peut également changer le fonctionnement des organes internes, modifiant le métabolisme énergétique et ses échanges avec l’environnement. Les sujets traumatisés sont enclins à développer des réponses d’autoprotection très primitives lorsqu’ils perçoivent certains stimuli comme menaçants. Lorsque des stimuli sensoriels sont déclencheurs d’évènements traumatiques passés, le cerveau émotionnel réactive une réponse de protection ancienne et habituelle dénotant l’incapacité présente de s’autoréguler. La compréhension des souvenirs traumatiques et de leur mode de réactivation est au cœur même de la compréhension du trauma et de comment s’en guérir. Je propose dans ce travail de nous centrer avec précision sur ce que sont les souvenirs traumatiques et d’articuler entre elles les données issues des neurosciences d’une part, et de la psychologie d’autre part.
Le choc traumatique (ou trauma factuel, NdT) est soudain, massif, et peut devenir chronique. Il affecte les individus au cœur même de leur être, et peut altérer le fonctionnement du cerveau aux niveaux du cortex frontal, du système limbique, du lobe pariétal, du cortex insulaire, du cortex visuel, etc. (Van der Kolk, 2014 ; LeDoux, 2002). Ce type de trauma diffère du trauma développemental qui se présente habituellement sous forme chronique, qui se produit durant les étapes du développement, et qui est essentiellement dû à des carences au niveau des réponses faites à l’enfant par celles/ceux qui en prennent soin. Le trauma du développement affecte à coup sûr le fonctionnement du cerveau mais en général pas de la même manière que le choc traumatique (ou trauma factuel, NdT). Le trauma développemental constitue également un trauma complexe (Van der Kolk, 2014).
Les chercheurs se sont assez récemment intéressés aux diverses manières de traiter le trauma et les troubles de stress post-traumatique qui en découlent. Cet intérêt actuel porté au trauma, à ses causes et à ses possibilités de traitement, est probablement lié au fait que son existence est aujourd’hui reconnue, que les technologiques en neurosciences et Imagerie par Résonnance Magnétique fonctionnelle (IRMf) se sont notablement développées, et enfin à un certain changement de climat politique. Dans le paragraphe suivant, je discuterai de la nature des souvenirs traumatiques des points de vue de la psychologie classique et également des neurosciences.
Au cœur du cerveau sont les neurones. Nous avons environ 100 milliards de neurones dans notre cerveau, et chaque neurone peut avoir des milliers de connexions avec d’autres neurones. Les neurones communiquent via leurs axones (transmetteurs) et leurs dendrites (récepteurs). Un neurone peut avoir des milliers de dendrites et donc recevoir des informations de milliers d’autres neurones. Les neurones, cependant, ont habituellement un unique axone mais un axone peut avoir beaucoup de branches comme le montre la figure 1.
Figure 1. Structure du neurone
La jonction entre un axone et une dendrite est appelée synapse. Par son axone, le neurone transmet ses informations à d’autres neurones via l’espace synaptique. Un signal électrique qui atteint l’extrémité de l’axone provoque la libération de neurotransmetteurs contenus dans des vésicules (Cf. figure 2). Ces neurotransmetteurs voyagent au travers de l’espace synaptique et se lient aux dendrites d’autres neurones, provoquant des changements électrochimiques dans le corps de ces neurones récepteurs. Il y a deux grands types de neurotransmetteurs, ceux qui sont inhibiteurs et ceux qui sont excitateurs. Les neurotransmetteurs excitateurs stimulent le cerveau (augmentant le potentiel d’accumulation du neurone récepteur) alors que les neurotransmetteurs inhibiteurs calment le cerveau (réduisant la probabilité de potentiel d’accumulation du neurone récepteur).
Le neurotransmetteur le plus inhibiteur pour le cerveau est le GABA (l’Acide Gamma-Amino-Butyric), et le neurotransmetteur le plus excitateur est le Glutamate. D’autres neurotransmetteurs jouent un rôle significatif dans le cerveau au niveau du processus d’information et de la mémoire, j’en parlerai plus loin. Lorsque les récepteurs des dendrites reçoivent les neurotransmetteurs et qu’un changement électrochimique au sein de la cellule neuronale est confirmé, le potentiel interne du neurone augmente alors d’un voltage de repos de –70 mV à un voltage possible de +40 mV. Puis cette charge décroit rapidement jusqu’à –90 mV, se traduisant par la libération de neurotransmetteurs à l’intérieur de l’espace synaptique du neurone receveur. Cet évènement est appelé potentiel d’action, l’élévation puis la chute de potentiel étant appelé pic, ce qui est montré dans la figure 3 ci-dessous.
Figure 2. Structure d’une synapse
Figure 3. Formation d’un potentiel d’action (pic)
Un neurone libère habituellement une séquence de pics appelée train de pics ou encore train de potentiels d’action. L’information est acheminée via les trains de pics comme le montre la figure 4 ci-dessous.
Figure 4. Un train de pics ou de potentiels d’action
Cependant, les neurones ne fonctionnent pas de manière isolée. L’axone d’un même neurone peut former des synapses avec les dendrites de beaucoup d’autres neurones. Divers neurones peuvent bien sûr déclencher des potentiels d’action en même temps, ce qui pose la question de savoir ce qu’il se passe lorsque beaucoup de neurones génèrent en même temps des potentiels d’action. En d’autres termes, quelle est la logique mathématique du fonctionnement synaptique ? LeDoux (2002) indique que les principes mathématiques régissant les synapses sont : 1) l’Exubérance (il y a plus de nouvelles synapses fabriquées que de synapses préservées) ; l’Utilisation (les synapses qui sont préservées sont celles qui sont actives) ; la Soustraction (les connexions synaptiques qui ne sont pas utilisées sont détruites). Ceci renvoie directement au principe de plasticité synaptique, ce qui signifie que le cerveau est continuellement en train de se recâbler lui-même en créant de nouvelles synapses et en en détruisant d’autres.
Le réseau neuronal et la mémoire sont associatifs. La mémoire associative se définie en tant que capacité à apprendre et à se souvenir de la relation existant entre des éléments non reliés. Qu’en est-il du principe d’associativité présidant à la formation de la mémoire au sein des réseaux neuronaux ? En 1949, Donald Hebb suggère d’une part que l’axone du neurone A est suffisamment près de la dendrite du neurone B pour l’exciter et déclencher un potentiel d’action, que d’autre part si ce processus est suffisamment répétitif et consistant, la connexion entre les neurones A et B sera renforcée, la probabilité que le neurone B déclenche un potentiel d’action en réponse au neurone A augmentant. Autrement dit, des neurones qui se déclenchent l’un l’autre se câblent l’un l’autre. Ceci définit l’axiome Hebbien et formule également l’essence des procédures d’apprentissage et de mémorisation (LeDoux, 2002). Beaucoup de choses ont été découvertes depuis concernant les processus sous-jacents à la théorie déclenchement-câblage de Hebb : l’implication des ions sodium, potassium et calcium, des récepteurs NMDA qui sont des récepteurs de glutamate spéciaux laissant passer le calcium et permettant une Potentialisation à Long Terme (la PLT consiste en une augmentation durable de la transmission de l’information ce qui s’exprime sous forme de plus longs trains de potentiels d’action) lorsqu’à la fois le neurone présynaptique (par son axone) et le neurone postsynaptique (par ses dendrites) sont activés en même temps. LeDoux (2002) écrit :
« Le glutamate présynaptique libéré se fraye un chemin jusqu’aux AMPA (un récepteur du glutamate impliqué dans les transmissions synaptiques) et aux récepteurs NMDA. Une cellule nerveuse postsynaptique déclenche essentiellement un potentiel d’action en établissant la liaison entre le glutamate et les récepteurs AMPA, moyen par lequel les cellules nerveuses sont habituellement activées. En revanche, la libération de glutamate présynaptique qui atteint les récepteurs NMDA de la cellule postsynaptique n’a initialement pas d’effet car une partie du récepteur est bloqué par le magnésium (Mg). Cependant, lorsque le glutamate a activé la cellule nerveuse postsynaptique en se liant aux récepteurs AMPA (provoquant le déclenchement d’un potentiel d’action), le blocage des récepteurs NMDA est levé et le glutamate peut ouvrir la voie des récepteurs et permettre au calcium de pénétrer dans la cellule. Il en résulte une Potentialisation à Long Terme (PLT) » (p. 144).
Ceci constitue, pour Hebb, la condition essentielle à la plasticité neuronale. LeDoux (2002) décrit les récepteurs NMDA en termes de « détecteurs de coïncidence », puisqu’ils détectent la co-activité des neurones présynaptiques et des neurones postsynaptiques, et, ce qui est encore plus important selon LeDoux (2002), parce qu’ils détectent quel neurone présynaptique était actif quand le neurone postsynaptique déclencha un potentiel d’action. Ceci illustre l’essence du principe d’associativité au sein même du réseau neuronal.
LeDoux (2002) écrit :
« Pour que deux stimuli puissent être reliés dans l’esprit et y être associés, les représentations de ces deux évènements doivent d’abord se rencontrer dans le cerveau. Cela signifie qu’il doit y avoir un neurone ou un ensemble de neurones qui reçoivent des informations concernant ces deux stimuli. Alors, et seulement alors, les stimuli peuvent être reliés ensemble et une association peut se réaliser entre eux » (p. 135).
Beaucoup de neuroscientifiques et de psychologues pensent que les souvenirs sont constitués par des réseaux de neurones associatifs, structures dans lesquelles différents aspects du souvenir existent séparément ou sont reliés entre eux (LeDoux, 2002). Pour que le souvenir se constitue en réseau associatif, il doit avoir atteint un certain degré d’activation, ce qui dépend des divers constituants du souvenir ainsi que du poids de chacun de ces composants. Le poids des composants est dépendant des signaux présents durant le processus d’apprentissage, également présent durant le rappel en mémoire. Ces signaux, très souvent, sont des émotions associées aux composants du souvenir. Ce qui fait que lorsqu’en présence d’un signal donné un composant donné du souvenir est activé, c’est l’activation du réseau associatif complet qui s’en trouve facilitée. Certains signaux peuvent provenir du cerveau ou du corps (c’est le cas en ce qui concerne les émotions) indiquant que nous pourrions être dans le même état émotionnel qu’au moment où s’est formé le souvenir (LeDoux, 1996). Nous devons souligner là que les souvenirs sont des reconstructions d’évènements s’effectuant au moment de leurs rappels en mémoire, et que, du coup, notre état émotionnel peut influencer la manière selon laquelle on va se rappeler du souvenir réactivé. Le contraire est tout aussi vrai : les souvenirs sont d’autant mieux réactivés et on s’en souvient d’autant plus lorsque l’on se trouve dans la même situation ou le même état émotionnel (LeDoux, 1996). On ne se souvient entre autre pas de la même manière de tous les aspects constituant une même une situation, et l’émotion peut affecter le rappel de certains aspects du souvenir et pas d’autres. En général, on se souvient mieux de l’aspect émotionnellement significatif d’un souvenir par rapport à ses aspects les plus émotionnellement non significatifs (LeDoux, 1996).
Après cette introduction indiquant comment les souvenirs sont encodés puis rappelés en mémoire, examinons ce qu’il se passe dans le cerveau lorsqu’il est exposé à un stimulus. Tous les nerfs sensoriels (à l’exception des nerfs olfactifs) s’acheminent jusqu’au thalamus puis sont relayés vers d’autres parties du cerveau. Le thalamus (qui possède deux parties ou moitiés) peut être considéré comme le tableau de bord du cerveau ou encore comme son centre de distribution de l’information. Les données sensorielles (en provenance des yeux, des oreilles, des récepteurs tactiles, etc.) sont reçues et traitées par le thalamus, puis envoyées dans diverses régions du cortex cérébral et vers une autre structure cérébrale appelée amygdale. L’amygdale est une structure de la taille d’une amande (il en existe une de chaque côté du cerveau, au cœur du système limbique), responsable de l’évaluation des stimuli et de l’évaluation de la signification émotionnelle de ces stimuli. Van der Kolk (2014) appelle l’amygdale le « détecteur de fumée » du cerveau. Lorsque l’amygdale évalue qu’un stimulus indique la présence d’un danger, elle déclenche la libération de diverses hormones (de stress) dont l’adrénaline et le cortisol, produisant l’activation du système nerveux autonome sympathique, préparant ainsi la réponse de combat ou de fuite, ou, dans certaines circonstances, la réponse de figement/congélation. Lorsque l’amygdale estime que le danger est passé, le corps revient alors à son état initial. Les informations sensorielles parviennent à l’amygdale en empruntant deux voies que LeDoux (2002) appelle la voie haute et la voie basse. J’ai déjà évoqué la voie basse qui constitue la connexion directe entre le thalamus et l’amygdale. La voie haute quant à elle passe par l’hippocampe et le corps cingulaire antérieur et chemine jusqu’au cortex préfrontal où l’information sensorielle est traitée puis envoyée à l’amygdale. Si l’on voit par exemple un serpent en plastique, notre réaction immédiate peut être la peur suivie d’un mouvement de protection, mais il nous faut à peu près 500 millisecondes (mSec) pour se rendre compte que le serpent est en plastique et inoffensif. Les signaux transitant par la voie basse atteignent l’amygdale en moins de 30 à 50 mSec, alors que les mêmes signaux transitant par le cortex préfrontal atteignent l’amygdale en 400 à 500 mSec (Siegel, 2015).
Figure 5. Les voies haute et basse atteignant l’amygdale
Le souvenir, dans son sens le plus général, peut être défini comme ce que nous nous rappelons consciemment de notre passé. Mais il est bien plus que cela : « Le souvenir est la manière dont les évènements passés affectent nos futures fonctions » (Siegel, 1999, p. 24). Lorsque par exemple un certain pattern neuronal a été activé dans le passé (en réponse à un stimulus interne ou externe), sa probabilité d’activer un pattern similaire dans le futur est renforcée. « La manière dont un réseau [neuronal] se souvient est à la probabilité croissante d’activer un pattern similaire » (Siegel, 1999, p. 24). Il écrit plus loin : « Le stockage en mémoire consiste en une modification de la probabilité d’activer dans le futur un pattern neuronal spécifique » (Siegel, 1999, p. 25). Nos souvenirs sont donc liés à la façon dont ces réseaux de neurones se relient ensemble pour former un pattern d’activation encore plus vaste.
Les souvenirs peuvent être classés en deux grandes catégories : les souvenirs implicites et les souvenirs explicites. La mémoire implicite (ou procédurale) existe très tôt dans le développement et peut être présente à la naissance. La mémoire implicite n’est pas soumise au rappel, elle est intemporelle. Les souvenirs émotionnels, somatosensoriels et perceptifs peuvent être encodés en mémoire implicite. En général, l’attention n’est pas requise lors des encodages en mémoire implicite. Le rappel des souvenirs encodés en mémoire implicite est dépendant de l’hippocampe et du lobe temporal médian et, de ce fait, n’est pas sous le contrôle de la conscience (Siegel, 1999). L’encodage en mémoire explicite commence durant la seconde année du développement, incluant la mémoire sémantique (factuelle) et la mémoire épisodique (autobiographique). L’encodage des souvenirs explicites nécessite une attention consciente. Les souvenirs explicites impliquent un sens subjectif du rappel et ne sont pas intemporels : la notion de temps accompagne l’encodage des souvenirs explicites. L’hippocampe, les lobes et cortex temporaux sont impliqués dans le traitement et l’encodage en mémoire explicite (Siegel, 1999).
En général, notre cerveau ne conserve pas et n’encode pas en mémoire explicite toutes nos expériences, sinon nous serions inondés par autant d’informations et nous ne pourrions plus fonctionner. Siegel déclare : « Il s’avère que de nombreuses études sur l’émotion et la mémoire pointent vers une courbe en U inversée » (1999, p. 47). Il semble que plus une expérience est émotionnellement intense, plus sa probabilité d’être rappelée en mémoire est grande. Cette expérience est étiquetée comme importante par l’amygdale. Un évènement émotionnellement moins intense a donc moins de probabilité d’être encodé et rappelé (Siegel, 1999). Il est également important de noter que les événements qui sont remplis de peur, de terreur, ou qui submerge la conscience, ne peuvent pas être encodés par l’hippocampe. Plusieurs facteurs comme la décharge de l’amygdale et de diverses substances neuroendocrines telles que la noradrénaline et les corticostéroïdes, peuvent inhiber le fonctionnement de l’hippocampe, bloquant ainsi l’encodage de l’événement et son rappel ultérieur. Alors que la mémoire explicite est altérée, ces événements peuvent cependant être stockés en mémoire implicite sous forme de fragments (Siegel, 1999). Fait intéressant, lorsque les souvenirs implicites sont réactivés, ils ne sont pas associés à une impression de temps, de lieu ou de sens de soi dans le temps, ni au sentiment que quelque chose est rappelé en mémoire. La mémoire implicite stocke la dynamique émotionnelle des événements, et non leur contenu. Le cerveau peut posséder une mémoire implicite (principalement stockée dans le système limbique) dès le début de la vie du nourrisson (même durant la période prénatale). Mais ce n’est environ qu’après deux ans que l’hippocampe est suffisamment développé pour encoder les évènements en mémoire explicite.
Il s’avère que le stress intervient également dans l’encodage et le stockage en mémoire explicite. De petites quantités de stress n’ont en général pas d’effet sur l’encodage en mémoire des évènements ; des quantités modérées de stress aident à encoder des évènements en mémoire pour un futur rappel ; par contre de grandes quantités de stress diminuent l’encodage et le rappel en mémoire des évènements (Siegel, 1999).
Diverses études ont montré que certaines sécrétions endocriniennes sont impliquées et interviennent lors du processus d’encodage et de rappel en situation de stress. Ce processus est normalement transitoire et peut durer de quelques secondes à quelques minutes. Des études récentes montrent que l’axe HPA (Hypothalamo-Pituitaire-Adrénalinique) est impliqué dans l’inhibition du fonctionnement de l’hippocampe. Si d’autre part le stress devient chronique, le fonctionnement et la taille de l’hippocampe (qui intervient dans l’encodage en mémoire explicite) s’en trouvent affectés. Des niveaux élevés chroniques de cortisol, une hormone de stress, provoquent l’atrophie de l’hippocampe. En réponse à une activation aigüe du système nerveux autonome (SNA), l’élévation excessive des niveaux d’épinéphrine et de norépinéphrine (des catécholamines) affectent également l’encodage en mémoire et provoquent la détérioration des souvenirs (Siegel, 1999). LeDoux (2002) soutient qu’en raison de sa connexion avec l’hippocampe et d’autres régions liées au système de mémoire explicite, l’amygdale renforce ses souvenirs appris en présence d’une certaine activation émotionnelle. Il affirme plus avant qu’au cours de la formation du souvenir, un degré d’excitation émotionnelle ne dépassant pas une certaine limite ne fait qu’améliorer le processus d’encodage en mémoire. Si cependant l’excitation émotionnelle dépasse une certaine limite, la formation du souvenir peut être défectueuse et entraîner son altération. Au cours d’un événement extrêmement stressant accompagné d’une forte activation émotionnelle, le niveau de cortisol (une hormone de stress) augmente considérablement, interférant avec le fonctionnement de l’hippocampe et la formation du souvenir (LeDoux, 2002).
Abordons maintenant plus précisément la question des souvenirs traumatiques à partir de ce que nous venons de dire précédemment. J’indiquais que si quelqu’un est exposé à un stimulus hautement stressant (trauma), le fonctionnement normal de l’hippocampe pouvait être affecté à cause de l’activation de l’amygdale et de la sécrétion d’hormones de stress telle que le cortisol, et pouvait entraîner une altération du souvenir de l’évènement traumatique. Il se peut que ces souvenirs soient alors mémorisés sous forme de fragments isolés et dissociés. Ils deviendront alors probablement liés à l’état du sujet, pouvant être réactivés par des stimuli sensoriels et par des émotions en rapport avec l’événement stressant d’origine ou trauma (Van der Kolk, 2015). Il est également possible que le traitement du souvenir au niveau du thalamus puisse se détériorer et que, par conséquent, les informations sensorielles ne puissent pas atteindre les diverses zones corticales pour y être traitées et catégorisées, avec pour conséquence le fait que les images, les sons, les odeurs et les contacts ne soient encodés qu’en tant que fragments isolés. En d’autres termes, l’exposition à un stimulus hautement stressant et l’expérience traumatique qui en résulte conduisent à n’avoir que des souvenirs fragmentés et dissociés de l’expérience.
Le Doux écrit (1996) : « La même quantité de stress pouvant conduire à l’amnésie d’un trauma peut amplifier les souvenirs implicites ou inconscients qui se forment pendant l’événement traumatique » (p. 246). LeDoux (1996) analyse plus loin que le fait de ne pas se rappeler certains souvenirs traumatiques peut être dû à l’arrêt du fonctionnement de l’hippocampe dont l’amygdale est le médiateur. Dans cette situation due à l’arrêt du fonctionnement de l’hippocampe, aucun souvenir conscient n’a pu se former et donc aucun rappel en mémoire ne pourra avoir lieu.
Les souvenirs traumatiques peuvent également être refoulés. En fait, certains aspects des souvenirs traumatiques peuvent être refoulés et d’autres dissociés. Dans cet article cependant, les souvenirs refoulés auxquels je me réfère sont ceux qui sont refoulés hors de la conscience en raison de leur nature désagréable. Il est possible que les souvenirs qui ont été fragmentés soient également refoulés. Brewin & Andrews (1998) suggèrent que quelque 20 à 60 pour cent des patients qui suivent une thérapie et qui ont été sexuellement abusés durant leur enfance ont traversé des périodes de leur vie sans aucun souvenir concernant cet abus sexuel, cette amnésie pouvant souvent durer plusieurs années. Erderlyi (2006) écrit :
« Le mécanisme du refoulement, envisagé comme un processus diminuant la conscience, est divisée en deux sous-groupes : les processus d’inhibition et les processus d’élaboration. Le refoulement inhibiteur implique l’évitement cognitif de certains éléments spécifiques et conduit à la perte de certains souvenirs. Une partie de ces souvenirs perdus peut cependant s’exprimer indirectement et peut également, ultérieurement et en partie, réapparaitre suite à des efforts de récupération. Le refoulement élaboratif quant à lui déforme les souvenirs originels à travers une variété de transformations et d’additions inexactes [cherchant à combler les déficits de mémoire] (p. 499). »
Erderlyi (2006) paraphrase Freud et soutient que le refoulement provient d’un Moi passablement développé, impliquant donc l’intention. Erderlyi (2006) cite également des études ayant identifié des circuits neuronaux impliqués dans les phénomènes de récupération, d’inhibition et d’oubli intentionnels des souvenirs. Ces circuits impliquent certaines zones du cortex préfrontal. Il a également été démontré par l’Imagerie par Résonnance Magnétique fonctionnelle (IRMf) que les régions préfrontales jouent un rôle important dans le refoulement des souvenirs chargés d’émotions (Depue, Curran, & Banich, 2007). Debue, Banich et Curran (2006) montrent que la représentation de souvenirs d’événements chargés d’émotions est beaucoup plus profondément encodée que celle d’événements sans émotions.
Anderson et Green (2001) ont conçu une expérience appelée « Penser/Ne plus penser » permettant d’étudier le refoulement des souvenirs indésirables. L’expérience est divisée en trois phases. Dans la première phase (familiarisation), on présente aux participants plusieurs couples de mots dans lesquels un « mot-signal » est jumelé à un « mot-cible ». Puis on leur demande de mémoriser ces couples de mots, de sorte que le (premier) mot-signal présenté puisse rappeler le (second) mot-cible. Dans la deuxième phase (expérimentale), les participants sont invités à penser à des mots-cibles correspondant aux mots-signaux présentés (ils sont sur le mode : « Penser ») ; puis les participants sont invités à supprimer toute pensée relative à certains mots-cibles jumelés à leurs mots-signaux (ils sont alors sur le mode : « Ne plus penser »). Dans la troisième phase finale de l’expérience, on évalue la capacité à se souvenir à quel mot-cible correspond chaque mot-signal. En réutilisant cette expérience, Debue, Banich et Curran (2006) ont en outre découvert dans ce protocole expérimental « Penser/Ne plus penser » centré sur le mécanisme réussi du refoulement, qu’il est d’une part nettement plus facile, lors de la phase « Penser », de se rappeler un souvenir chargé d’émotion que de se rappeler d’un souvenir sans émotion, et que, d’autre part, lors de seconde la phase « Ne plus penser », il y a moins de perte de mémoire relative aux souvenirs chargés d’émotion.
Il en ressort que les souvenirs chargés d’émotion sont beaucoup mieux encodés. Il est donc plus difficile de supprimer les pensées intrusives liées à des événements très stressants, comme c’est le cas chez ceux qui souffrent de Désordres liés au Stress Post-Traumatique (PTSD en anglais). Erdelyi (2006) pose la question de savoir si l’émotivité augmente ou dégrade la mémoire, et la réponse est oui et oui. L’auteur explique : « Il existe un consensus général sur le fait que l’émotivité améliore la mémoire concernant les éléments centraux d’un évènement, mais dégrade celle de ses éléments périphériques » (p. 503). Il est important de noter que le souvenir en général est une construction hétérogène et que ce qui s’applique à un aspect du souvenir peut ne pas s’appliquer aux autres (Erdelyi, 2006). Il est ainsi possible que certains aspects du souvenir soient fragmentés et dissociés en raison du haut niveau de stress associé aux évènements, tandis que certains de ses aspects moins importants et périphériques puissent être refoulés hors de la mémoire consciente puis oubliés.
A propos des souvenirs refoulés ou dissociés, Howell (2005) compare et oppose refoulement et dissociation :
Dans le mécanisme de refoulement, les contenus psychiques inacceptables sont renvoyés dans l’inconscient, alors que dans le mécanisme de dissociation, le contenu scindé et dissocié ne disparait pas de la perception de façon continue, et peut réapparaître à tout moment en fonction des stimuli externes ou internes. Freud faisait l’hypothèse que les contenus refoulés étaient convertis en modes alternatifs tels que des rêves, des lapsus ou des symptômes, etc. alors que Erdelyi (2006) et Van der Kolk (1994) pensent que ces modes alternatifs ne répondent pas à des processus de conversion mais constituent en eux-mêmes des souvenirs conservés. Erdelyi écrit : « Vu ainsi, le refoulement efface bien les souvenirs déclaratifs (conscients), mais d’autres systèmes de mémoire (par exemple la mémoire procédurale, comme dans les symptômes) ne sont pas affectés de la même façon et continuent de refléter le souvenir » (Erdelyi, 2006, p. 507).
Les divergences sont nombreuses au sein des chercheurs à propos de la nature des souvenirs traumatiques : sont-ils refoulés ou dissociés. Ce débat n’est pas nouveau et repose sur le désaccord historique entre Freud et Janet. Freud, en se référant essentiellement à l’hystérie, pensait que les souvenirs traumatiques étaient refoulés alors que Janet était convaincu qu’ils étaient dissociés. Bien sûr, tant Freud que Janet se référaient aux phénomènes hystériques, et il se trouve que le phénomène hystérique a recours tant au mécanisme du refoulement qu’à celui de la dissociation. Freud (1952c) pensait que la motivation essentielle conduisant au refoulement était l’évitement de la douleur, précisant que le mécanisme du refoulement consistait à maintenir ce qui est douloureux en dehors du champ de la conscience. Janet pensait, lui, que d’intenses émotions pouvaient dissocier les souvenirs du champ de la conscience, ces souvenirs dissociés étant alors stockés sous forme de sensations viscérales ou d’images visuelles pouvant revenir sous forme de flashbacks (Van der Kolk, 1994).
Lors d’un choc traumatique, les signaux en provenance des neurones afférents (neurones sensoriels) peuvent ne pas atteindre totalement le cortex afin d’y être traités, l’hippocampe ne pouvant pas davantage les catégoriser, les organiser et les encoder sous forme de souvenirs. Par conséquent, ces souvenirs ne pourront pas être rappelés comme un tout, mais seulement sous forme de fragments associés à des sensations et à certains états corporels, tels que des sons, des images, des contacts physiques, certaines postures, etc. (Siegel, 1999). Comme je le notais plus haut, les signaux en provenance des neurones afférents (neurones sensoriels) mettent environ 30 à 50 millisecondes pour atteindre le système limbique (et l’amygdale), alors qu’ils mettent beaucoup plus de temps, jusqu’à 500 millisecondes, pour atteindre le cortex frontal et y être traités. Ceci rend compte d’un processus évolutif bénéfique pour l’espèce, puisque nos ancêtres, afin de préserver leur vie, devaient immédiatement agir face à l’attaque d’un prédateur. Lors d’un traumatisme massif, les circuits neuronaux allant du système limbique au cortex sont bloqués. Les souvenirs retenus dans le système limbique sont alors intemporels mais susceptibles d’être réactivés à tout moment en présence de certains stimuli. Le patient a alors l’impression que ces fragments de souvenirs correspondent à « l’ici et maintenant », puisque qu’ils sont intemporels. En outre, les souvenirs sont stockés dans différentes parties fonctionnelles du cerveau, avant d’être plus tard organisés par l’hippocampe et traités par le cortex préfrontal. Des techniques récentes en IRMf ont en effet souligné la corrélation inverse existant entre l’activation de l’amygdale et celle du cortex préfrontal droit.
De récentes études en neuro-imagerie ont également montré que les cortex préfrontal dorsal et ventral latéral, le cortex cingulaire antérieur (qui est connecté au cortex préfrontal) et le cortex moteur pré-complémentaire sont impliqués dans le refoulement des souvenirs douloureux. En revanche, les activités de l’hippocampe, une région du cerveau cruciale dans l’encodage de la mémoire explicite, ont diminué (Anderson, et al., 2004). Ceci a également été démontré lors d’une autre étude menée à l’Université du Colorado (Depue et Curran , 2007) en mesurant les activités cérébrales chez des sujets entrainés à refouler les souvenirs douloureux ainsi que les souvenirs d’images négatives. Debue, Banich et Curran (2006) ont constaté que le refoulement des souvenirs indésirables se produit dans deux circuits neuronaux. Ils écrivent :
« Le premier circuit implique le contrôle cognitif des facteurs sensoriels présents dans la représentation du souvenir par l’action du gyrus frontal inférieur droit (une partie du lobe frontal latéral) … Cette observation est cohérente avec les modèles computationnels qui postulent que les informations mises en jeu par la mémoire de travail peuvent être bloquées par l’activation ou l’inhibition du thalamus. Un deuxième circuit implique le contrôle cognitif des processus de mémoire et des facteurs émotionnels présents dans la représentation du souvenir par l’action du gyrus frontal moyen droit (une partie du lobe frontal latéral situé au-dessus du gyrus frontal inférieur droit) via la modulation de l’hippocampe et de l’amygdale » (Page 218).
Il est cependant important de noter que les aspects émotionnels des souvenirs traumatiques sont stockés sous forme de souvenirs implicites dans le système limbique. Il existe donc une scission ou une dissociation entre d’une part les contenus des expériences douloureuses, et, d’autre part, leurs aspects émotionnels et la dynamique de l’expérience. Les contenus douloureux sont refoulés alors que la dynamique émotionnelle est conservée dans des souvenirs implicites. Comme l’indique Schore (1994), ce processus de scission est également un processus inter-hémisphérique.
Il est également important de souligner que le rappel en mémoire des souvenirs passés (et en partie dégradés) permet de récupérer certaines parties de ces souvenirs, mais également et de surcroit, d’en enrichir le sens (c’est le refoulement élaboratif). Ceci consiste en un effort pour réduire l’incertitude et accroître la prévisibilité, de sorte que le flux d’excitation que ce processus entraine puisse diminuer (Erdelyi, 2006). En ce qui concerne la dissociation, ce même processus peut cependant ne pas se produire car ces souvenirs sont extrêmement dépendants de l’état du moment et ne sont généralement pas susceptibles d’être enrichis comme peuvent l’être les souvenirs refoulés et rappelés en mémoire. Cela est partiellement dû à la nature des souvenirs dissociés qui submergent divers circuits neuronaux et bloquent leur traitement normal. LeDoux (1996) écrit :
« … Si le stress bloquait complètement le fonctionnement de l’hippocampe, au point qu’il deviendrait incapable de former un souvenir de l’événement (au cours de l’événement), ce serait alors une mission impossible, par quelque moyen que ce soit, que de retrouver un quelconque souvenir conscient de l’événement. Si aucun souvenir n’a été formé, aucun souvenir ne peut être retrouvé ou récupéré. D’un autre côté, si l’hippocampe n’a été que partiellement affecté par le traumatisme, il peut avoir participé à la formation d’un souvenir bien que fragile et fragmenté. Dans une telle situation, il peut être possible de reconstruire mentalement certains aspects de l’expérience. De tels souvenirs demanderont nécessairement que des vides entre les fragments soient remplis et finalement, l’exactitude du souvenir sera fonction de la quantité de vides qui auront pu être remplis, fonction également de combien ces parties vides constituaient l’essence du souvenir » (page 244).
Pourtant, « recoller » ensemble les parties de souvenirs dissociés afin d’en rétablir le sens et de réduire le degré d’activation physiologique reste possible. Pour ce faire, le patient doit pouvoir, pendant le temps où il reconstruit le récit de son souvenir dissocié, tolérer un haut niveau d’activation physiologique sans qu’il ne le submerge. Nous sommes parfaitement conscients, en tant que thérapeutes bioénergétiques, que la présence d’un thérapeute empathique, soutenant et accordé est un élément essentiel de ce processus. Ce type de connexion patient-thérapeute permet aux patients de faire en sorte que leur hémisphère gauche donne un sens fondamental aux représentations en provenance de leur hémisphère droit, ce qui leur permet de réguler certains états émotionnels pouvant être d’une grande intensité (Siegel, 1999). La présence d’un thérapeute empathique et accordé permet alors au patient de maintenir un état d’activation physiologique à un niveau tolérable favorisant l’intégration du souvenir traumatique.
En résumé, l’accordage empathique et la résonance limbique au sein de la relation thérapeutique sont clairement des conditions nécessaires au traitement du trauma, que les souvenirs traumatiques soient refoulés ou dissociés. Le thérapeute doit être émotionnellement accordé à ses patients et leur permettre de réguler leurs affects particulièrement intenses au sein même de la relation thérapeutique. Cela signifie que le thérapeute doit également être personnellement capable de contenir ces mêmes affects (Hilton, 2007). Les expériences et les souvenirs traumatiques nous amènent à nous diviser et nous séparer de notre Soi intégré et spontané. Et seule la présence d’un thérapeute empathique et accordé nous donne la possibilité de nous rétablir et de retrouver un Soi intégré. C’est cela qui nous permet de redevenir libres et de ne plus être hantés ni asservis par des souvenirs traumatiques (Hilton, 2007).
Elizabeth (dont j’ai changé le nom changé pour des raisons de confidentialité) était une femme attirante, âgée d’une trentaine d’années. Elle était venue me consulter car elle se sentait très angoissée. Elle était très instruite et poursuivait des études supérieures en sciences. Son corps était rigide et présentait quelques caractéristiques orales. Elizabeth ne s’est pas décrite comme quelqu’un d’angoissé mais me raconta qu’au cours de ces dernières semaines, juste avant de venir me voir, sa santé l’avait angoissée et préoccupée. Concrètement, elle avait peur d’avoir un cancer du col de l’utérus. Elle avait vu son médecin qui avait observé une anomalie dans son test sanguin et voulait qu’elle revienne pour subir d’autres tests. Ma première recommandation fût qu’elle aille voir son gynécologue, ce qu’elle a fit, et il s’avéra que son angoisse était sans fondement. Son angoisse persista cependant car elle n’était pas satisfaite des résultats des tests. Elle continuait de croire qu’elle avait de sérieux problèmes relatifs à ses organes sexuels. Après plusieurs séances où nous avons travaillé sur son angoisse et sur son histoire familiale, je perçus que le lien thérapeutique et la relation étaient fermement installés. J’étais presque du même âge que son père, et un transfert paternel fort et positif s’était également installé. Les premières séances furent essentiellement centrées sur son histoire, sur le fait qu’elle puisse respirer profondément et qu’elle se sente enracinée. Je lui demandai également si elle sentait ou non son bassin et sa réponse fut : « Non ! » Elle éprouvait en fait cette partie de son corps comme pas très adéquate, se sentant particulièrement dissociée de son vagin et de sa région pelvienne.
Dès la première séance, je remarquai qu’Elisabeth, en m’écoutant, tournait légèrement la tête vers la droite, me regardant du coin des yeux, comme si elle ne me faisait pas confiance. Son bras droit, d’autre part, était particulièrement immobile tandis qu’elle était assise sur le matelas, alors que son bras gauche était plutôt animé. Ses jambes étaient complètement serrées l’une contre l’autre et son bras droit, bien qu’immobile, donnait l’impression qu’elle protégeait son vagin. Comme j’avais l’impression que nous avions établi une relation thérapeutique solide, je décidai de m’aventurer un peu plus avant et de porter ces observations précédentes à son attention. Je lui demandais entre autre de voir ce qu’il se passerait si elle modifiait la position et les mouvements de ses bras et de ses jambes, et si elle me regardait dans les yeux lorsque je lui parlais. Elle reconnut d’abord très vite qu’elle n’avait pas encore entièrement confiance en moi, bien qu’elle ne sache pas pourquoi, et bien qu’elle n’ait aucune raison de ne pas me faire confiance. Et elle se sentit néanmoins immédiatement très angoissée dès qu’elle allongea les bras le long de son corps, et particulièrement lorsqu’elle desserra les jambes.
Elle me raconta ensuite une histoire qu’elle n’avait jamais partagée avec quiconque. Elle me raconta qu’elle avait pris conscience, peu de temps après avoir commencé à travailler avec moi, qu’un cousin plus âgé qu’elle, alors qu’elle avait 5 ou 6 ans, avait abusé sexuellement d’elle. Ces souvenirs lui paraissaient proches du rêve et elle n’était pas sûre qu’ils correspondent à des faits réels. Ce cousin était en fait l’un de ses préférés et elle le considérait avec respect et admiration.
Au fur et à mesure qu’elle me racontait cette histoire, Elizabeth sentit l’angoisse monter. Je lui demandai quelles sensations corporelles elle avait, et elle me répondit qu’elle sentait ses jambes très froides. Je lui demandais ce que son corps avait envie de faire et elle me répondit qu’elle voulait se mettre debout. Je lui ai proposais de suivre son instinct et de faire ainsi, en gardant les genoux légèrement pliés. Ses jambes commencèrent à vibrer. Elle commença à pleurer et me dit qu’elle se sentait effrayée. Elle n’aurait en fait pas voulu partager les souvenirs qui venaient de surgir. Je répondis à Elizabeth qu’il n’y avait bien sûr aucun problème à ce qu’elle ne les partage pas, mais que ce serait superbe si elle se sentait assez sécure pour rester en contact avec eux. Elle me répondit qu’elle se sentait en sécurité et pouvait rester en contact avec ces souvenirs revenus en surface. Je lui demandai si elle avait été seule avec son agresseur et elle me répondit que « oui », qu’elle et lui étaient seuls dans la maison de son cousin. Je lui demandais si elle était alors consciente d’être dans une pièce de cette maison, consciente également d’où était la porte. Elle me dit qu’elle en était consciente. Je lui demandai alors si elle pouvait courir vers cette porte, l’ouvrir et en sortir à toute vitesse. Elle le fit en imagination et se retrouva dans une ruelle, hors de la maison, mais seule, ce qui lui faisait peur car il pourrait tout aussi bien la suivre et l’attraper. Je lui demandai s’il y avait un magasin pas très loin. Elle me répondit que « oui », qu’il y avait une petite épicerie tout près. Je lui demandai de courir, d’y entrer et d’y rester car elle y serait là en sécurité.
Ses peurs se sont alors calmées, bien qu’elle tremblât de tout son corps, déchargeant le trauma (du stress post-traumatique, NdT). J’avais lu dans l’un des articles de Peter Levine (2003) qu’il était intervenu de cette même façon dans le cas d’un homme attaqué par des chiens sauvages et ce que j’avais lu avait influencé mon intervention. La séance avec Elizabeth arrivait à son terme et nous avions déjà dépassé le temps de fin de séance. Mais puisqu’elle était ma dernière cliente ce jour-là, je restai avec elle jusqu’à ce que son système nerveux s’apaise.
La séance suivante porta essentiellement sur ce qui s’était passé lors de la séance précédente, l’explorant et l’élaborant. Elizabeth ne se sentait toujours pas en mesure de partager ce qu’il s’était réellement passé avec son cousin, et je l’ai de nouveau assurée que tout ceci était normal, qu’elle n’était pas obligée de partager ce qu’elle ne voulait pas partager. Dans la séance suivante, je demandai à Elizabeth si elle voulait travailler un peu plus sur son trauma, et elle répondit que « Oui ». Je lui demandais de nouveau de prêter attention à son corps, en particulier à ses jambes et à son bras droit (celui qu’elle maintenait immobile), pendant qu’elle se remémorait son souvenir. Ses jambes commencèrent à vibrer très rapidement, elle se mit debout spontanément, ses vibrations augmentant. Cette fois-ci, son avant-bras droit, jusqu’alors immobile, commença à tourner autour du coude. La rotation devint un peu plus intense et, en même temps, je remarquais qu’elle portait le poids de son corps vers la droite et que le côté gauche de son pied droit s’était légèrement levé.
Cela me donnait l’impression que quelqu’un lui tordait le bras derrière le dos. Je lui fis part de mon impression et elle commença alors à sangloter, remplie de peur. Elle ne me parla pas du souvenir qui venait de se faire jour et je lui demandai simplement si elle avait eu le bras droit tordu derrière le dos durant l’abus. Elle répondit que c’était le cas, mais elle avait, cette fois, encore plus peur, et se sentait terrorisée. Elle tremblait et sanglotait.
Elizabeth était en état de dysrégulation et je ne pouvais pas intervenir comme je l’avais fait lors des deux séances précédentes. Je lui demandai cette fois de prendre appui sur mon avant-bras (lui offrant ainsi plus de soutien) afin que nous puissions courir ensemble, moi restant à ses côtés pendant qu’elle se sauverait en courant, loin de la maison et de l’agresseur, à la recherche de sécurité. Nous avons « couru » ensemble jusqu’à la même épicerie qu’elle avait imaginée lors de la séance précédente. Cette fois, je lui dis que je resterais près elle aussi longtemps que nécessaire, jusqu’à ce que ses parents reviennent et jusqu’à ce qu’elle se sente en sécurité. Quelques minutes plus tard, son système nerveux se calma, mais elle se mit encore davantage à trembler et à sangloter.
Le travail avec Elizabeth se poursuit toujours et les progrès sont là. Elle travaille avec moi depuis environ 8 mois. Lors d’une séance, il y a deux mois, elle me dit que l’un de ses collègues se conduisait mal avec elle, notamment lorsqu’elle lui rendait visite dans son bureau, se figeant alors, ne pouvant ni bouger ni dire « NON ». Nous avons travaillé sur comment fixer des limites et dire « NON ». J’ai demandé à Elizabeth ce qu’elle pouvait faire si son collègue ne pouvait pas entendre ce « NON », et respecter les limites qu’elle voulait lui mettre. Elle m’a très vite et spontanément répondu : « Bien sûr, je peux fuir ». Depuis cette séance, Elizabeth a récupéré de ses capacités propres, fréquente maintenant quelqu’un, se redécouvre et redécouvre sa sexualité, et le souvenir de son trauma n’a plus d’emprise sur elle.
Ce cas clinique illustre ce qu’est la dissociation ainsi que le refoulement des souvenirs traumatiques. Elizabeth ne se souvenait pas d’avoir été abusée et, plus tard, ce souvenir n’émergea que comme un rêve dont elle n’était pas sûre qu’il fût réel. Nous avons commencé à travailler à partir de son corps, de ses sensations et de ses sentiments afin de récupérer et de co-intégrer les fragments de souvenir. Cependant, comme je l’ai souligné plus tôt, le rappel en mémoire des souvenirs ramène une version retravaillée et transformée des souvenirs originaux. A partir de là, nous avons cherché à enrichir ses souvenirs en lui faisant retrouver la force et la capacité de fuir, ce qui impliquait également la réalisation des actions suspendues au moment du trauma. Le souvenir nouvellement formé, bien que contenant les aspects douloureux du souvenir original, est maintenant et ainsi enrichi par le souvenir de ses propres capacités retrouvées. Mon espoir est qu’au fil du temps, ces souvenirs nouvellement formés deviennent ses souvenirs par défaut. En d’autres termes, nous avons pu recoller ensemble les souvenirs fragmentés et dissociés de l’abus avec les nouveaux souvenirs qui ont redonné à Elizabeth sa force, ont réduit son activation physiologique (NdT : activation de nature post-traumatique) et abaissé l’activation de son amygdale. Cette approche est confirmée par une étude récente de Díaz-Mataix, Ruiz Martinez, Schafe, LeDoux et Doyère (2013) qui a montré qu’il est possible de déclencher la plasticité synaptique et la reconsolidation de la mémoire aversive au niveau de l’amygdale latérale, en introduisant de nouvelles informations au moment du rappel et de la réactivation.
John (dont j’ai changé le nom changé pour des raisons de confidentialité) est un homme âgé d’une quarantaine d’années. Il est venu me voir parce qu’il venait de changer d’emploi et se sentait très angoissé. Ses angoisses étaient sur le point de se transformer en attaques de panique. Il me dit qu’il se réveillait en sueur en plein milieu de la nuit et se sentait très angoissé à peine réveillé le matin. Il montrait également de légers signes de dépression. Ce n’était pas la première fois que John souffrait d’angoisse et de dépression. Il semblait que chaque fois qu’il se trouvait dans une situation où il faisait face à de gros enjeux (où il ne serait peut-être pas à la hauteur et pourrait perdre son emploi), il finissait angoissé et finalement dépressif. Il me décrit comment, il y a 10 ans, il connut les mêmes symptômes (encore plus forts qu’actuellement) lorsque son entreprise fit faillite et qu’il dût déposer le bilan. Il dut être hospitalisé pendant plusieurs jours. John était un homme instruit, très rigide et obstiné. Sa mâchoire était très tendue, au point qu’il pouvait à peine ouvrir la bouche. Il était également très tendu et contracté dans le bas du dos. Lorsque je lui fis part de tout cela, il approuva. Il me dit qu’à cause de ces fortes tensions dans la mâchoire, beaucoup de ses dents s’étaient abimées et que des spasmes musculaires dans le bas du dos se manifestaient fréquemment. Je demandai à John quels étaient ses souvenirs d’enfance et ce dont il se souvenait. Je pose souvent cette question lors de nos premiers échanges.
En procédant ainsi, j’ai en tête le fait qu’en raison de la nature associative de la mémoire, il est fort probable que les expériences et les souvenirs d’enfance responsables des comportements et des conflits actuels se réactivent, et que le client puisse les décrire, puisqu’elles procèdent d’un processus de rappel en mémoire conscient. John me dit qu’il était le plus jeune d’une famille de 6 frères et sœurs. Il me raconta que son père, depuis aussi longtemps qu’il se souvienne, était extrêmement déprimé, ne travaillait pas, restait à la maison la plupart du temps, et décéda quand John avait 10 ans. Sa mère, d’autre part, exerçait deux emplois à la fois afin de pouvoir joindre les deux bouts. C’était au fond une mère célibataire et le seul soutien de la famille, même si les frères et sœurs plus âgés que John se mirent au travail lorsqu’ils en eurent l’âge, afin d’aider la famille. John se rappelait que sa famille dut déménager plusieurs fois, n’ayant pas l’argent pour payer le loyer, et les retards s’accumulant, fut finalement mise à la porte.
Enfant, John ne se sentait jamais en sécurité et était angoissé. Il se souvenait du regard préoccupé sur le visage de sa mère, ne sachant pas ce qu’il devait faire et devenant encore plus angoissé et effrayé. John était le plus instruit de sa famille et quand il eut 16 ans, il quitta sa famille, commença à travailler, alla à l’école, et finalement réussit. Quand il épousa sa femme, il a amena sa mère chez lui, afin qu’elle vive avec eux, et en pris soin jusqu’à sa mort. Il fallut plusieurs séances pour que John réalise le lien entre sa vie d’enfant et ses symptômes actuels. Nous avons avancé très lentement et j’ai mélangé analyse, interprétation et travail corporel (enracinement et respiration), établissant l’un avec l’autre une relation thérapeutique forte.
Une fois, John m’a appelé une demi-heure avant sa séance pour l’annuler. J’étais un peu contrarié et lui dis, peut-être sur un ton plus sévère qu’à l’habitude, qu’il aurait dû me le faire savoir au moins un jour à l’avance. Il manqua également la séance suivante. Quand finalement il revint, je me dis que ce qui s’était passé entre nous méritait d’être élaboré. John me dit qu’il s’attendait à ce que je lui demande pourquoi il avait annulé sa séance. Ne lui ayant rien demandé, il eut le sentiment que je ne lui accordais pas autant d’attention qu’il l’avait pensé, sinon je lui aurais posé la question. Je lui dis que j’étais désolé de l’avoir ainsi laissé tomber. Il me répondit qu’il s’était senti très déprimé, qu’il s’était senti aller vraiment mal, que c’étaient les raisons pour lesquelles il ne pouvait pas se rendre à sa séance et avait dû l’annuler. Cette séance fut surtout consacrée à l’élaboration de ce qui s’était passé, ce qui s’est avéré crucial, le transfert positif s’étant transformé en un transfert négatif intense. Je lui dis également combien j’étais désolé qu’il ait dû faire face à une nouvelle dépression et crise d’angoisse le jour où il dut annuler sa séance. Nous avons réussi à réparer cette rupture de relation entre nous et à reconstruire une relation thérapeutique forte.
John montrait des signes d’amélioration et se sentait moins angoissé bien que ce fut à un rythme lent. Au cours d’une séance, il y a plusieurs mois, John me dit qu’il allait prendre quelques semaines de congé, qu’il voyagerait et prendrait du plaisir à passer du temps avec ses enfants et d’autres parents proches. Je l’encourageai, d’autant que John n’avait en général pas de liens forts avec sa famille ou ses amis. Quand il revint, une grande partie du travail que nous avions fait s’était solidifiée. Il s’était senti et continue à se sentir beaucoup mieux, son angoisse ayant quasiment disparue. Les nouvelles voies neuronales que nous avions mises en place au fil de notre interrelation et de notre travail s’étaient finalement activées, devenant les nouvelles voies par défaut, au sens de Hebb. Les catalyseurs fondamentaux de ce changement consistaient en son expérience nouvelle d’être vu pour qui il était, sans jugements et avec empathie, compréhension et affection. John n’avait jamais connu cela et c’est ce type d’interrelation entre nous qui fut créateur d’un environnement facilitateur et soutenant, lui permettant de tolérer les affects liés à ses expériences d’enfant et de les intégrer. Beaucoup de travail reste à faire car une très grande retenue se manifeste encore corporellement. Ce cas clinique illustre la dissociation pouvant exister entre le récit de sa propre histoire (le narratif) et les affects liés au trauma développemental. Ces affects furent refoulés mais les souvenirs explicites de l’expérience furent retenus en mémoire. Néanmoins, John répétait et faisait ainsi le point sur ses traumas antérieurs, malgré la dissociation et le refoulement.
Cet article présente une description détaillée de comment se forment les souvenirs selon les neurosciences. Il explicite différents types de souvenirs, d’une part les souvenirs refoulés et d’autre part les souvenirs dissociés. La formation des souvenirs dissociés, de même que les mécanismes de refoulement des souvenirs, y sont discutés à partir d’études récentes portant sur l’Imagerie par Résonance Magnétique fonctionnelle (IRMf) et à partir de recherches en neurosciences. Il montre que les souvenirs traumatiques combinent très souvent à la fois des aspects dissociés et des aspects refoulés. En se basant sur de récentes recherches en neurosciences, il conclut que l’accordage du thérapeute et de la situation thérapeutique constituent un facteur extrêmement important dans le traitement du trauma, et ce, indépendamment de la nature du trauma. Enfin, deux cas cliniques sont présentés, mettant en évidence les arguments présentés dans cet article.
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Homayoun Shahri, M. A., LMFT, obtient en 1990 son Doctorat en Ingénierie Electrique (Université de Lehigh), puis en 2012 une Maitrise en Psychologie Clinique et Somatique (Santa Barbara Graduate Institute, Chicago School of Professional Psychology). Il est formé à la thérapie de couple et de la famille, et il travaille en libéral à Irvine, CA, USA. Homayoun termine sa formation en Analyse Bioénergétique à la Société de Floride en 2009. Il est membre de l’Institut d’Analyse Bioénergétique de Californie du Sud (SCIBA) et y prépare son CBT. Il est membre de l’Association de Psychothérapie Corporelle des Etats Unis (USABP), de l’Institut International d’Analyse Bioénergétique (IIBA), et de l’Association Californienne des Thérapeutes Familiaux et de Couples (CAMFT). Il fait partie du Comité de Rédaction du Journal de l’Association International de Psychothérapie Corporelle (IBPJ).
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